mercredi mer 9 février 2022

Je te laisse mes mots

Je te laisse mes mots

Nouvelle écrite par Eve-Léa, élève de Terminale Générale

Cette année, il n’y aurait pas de rires, de sourires, d’éclats de joie.

Cette année, il n’y aurait pas de jeux de sociétés, d’activités aquatiques, de ballades au bord de mer.

Cette année, j’y allais à reculons. Cette année, j’aurais donné n’importe quoi pour que la voiture tombe en panne, pour que la maison que l’on louait d’habitude nous échappe, pour ne pas y aller, tout simplement.

Parce que je le savais pertinemment, cette année n’aurait rien en commun avec les autres. Parce que huit mois avant le départ, il y avait eu cet accident, ce car qui dérapait, cette branche d’arbre qui volait à mon être ce que la vie avait eu de plus beau à lui offrir. Parce qu’il y avait une sècheresse dans ma gorge qu’aucune vague de la mer n’aurait pu apaiser, un manque dans chacun de nos regards que rien ni personne n’aurait pu combler.

 

Cette année, je m’aventurais seul sur la petite plage qui nous avait vu grandir, elle et moi. Cette année, j’avais les vagues en horreur, leur bruit me faisait trembler, leur grandeur parfois avait raison de mon cœur, et leur couleur me renvoyait l’image de celle qui m’avait été arrachée. Alors, je m’asseyais sur les rochers. Ceux qu’on nous avait toujours défendu d’escalader, car trop dangereux, trop glissants, trop traitres. Pourtant, ce n’étaient pas les rochers qui l’avaient emportée. Non, les rochers ne lui avaient jamais fait aucun mal, elle les avait chéris tout au long de sa courte vie, et ils n’avaient jamais cessé de lui rendre son amour, la tenant éloignée de la mer parfois trop capricieuse. Et en observant cette profondeur mouvementée, hargneuse, rancunière, je me mis à compter les jours. Ceux que j’allais passer ici, sur ses rochers, jusqu’à ce que sonne l’heure du départ. L’heure de retourner à la capitale, pour cette fois-ci compter les jours qui me sépareraient du retour ici, au bord de la mer à qui je confiais tout, sauf ma confiance.

Au bout du troisième jour, je sentais mes doigts se crisper sur la roche humide. S’écorcher contre les parois de ses rochers. Le vent soufflait contre mes yeux brûlants, voulant me pousser à bout, faire couler mes larmes et laisser ce maigre corps tomber dans les abîmes agités. Comme s’il voulait que je la rejoigne. Et j’y avais pensé. Plus d’une fois, j’avais vu son frère dégringoler ses rochers pour aller la retrouver. Mais je n’avais su m’y résoudre. Sa voix encore me murmurait ces mots doux, chuchotés à bout de souffle, lorsque l’erreur de ce chauffeur peu à peu lui ôtait la vie. Alors, je m’agrippais à ce qu’il me restait d’elle, les doigts en sang, preuve que je n’avais pas encore abandonné. En ce troisième jour, les vagues m’appelaient, taquines, vilaines, perfides. Et moi, je résistais encore. Jusqu’à ce que je me lève, hésitant encore entre une chute certaine et un lendemain que je n’étais plus sûr de désirer. Jusqu’à ce que je me retourne, et que je te vois.

La bouche tordue, les yeux écarquillés, une courte chevelure argentée qui volait au grès du vent, celui qui m’avait encouragé à sauter. Plongeant mes yeux bruns dans les tiens, je laissais la surprise me gagner. Qui étais-tu ? Depuis combien de temps étais-tu là, à me fixer ? Pourquoi m’observer silencieusement ? Je me posais des questions, tu ne me quittais pas du regard. Ce regard azur qui m’ébranlait par sa clarté, cette curiosité qui y résidait, ce pouvoir qu’il semblait avoir sur tout ce qu’il se posait. Et ce sont mes doigts que tu regardas en premier.

— Tu saignes !

Je saignais, oui, et je m’étais accommodé aux perles de sang qui venaient décorer ses rochers, à cette douleur minime qui ne m’infligeait rien en comparaison avec cette souffrance constante qui pulsait au fond de moi. Mais ta voix d’adolescent avait rappelé à mon esprit embrumé que l’écarlate coulant de mes doigts n’avait rien d’usuel, d’anodin, de sain. Tu me pris la main, et sortis de ta poche des pansements colorés.

Sans que je ne dise quoi que ce soit, sans que tu n’ajoutes rien à cette situation que tu m’imposais, tu te mis à panser mes plaies. Une fois ta tâche achevée, tu plongeas à nouveau tes yeux bleus dans les miens. Me promettant tout bas, comme pour garder ces paroles secrètes, que demain, tu serais là à nouveau. Et que si le sang se mélangeait encore au sel de l’océan, tu auras de quoi soigner ma peau meurtrie. Puis, tu partis.

 

Le lendemain, tu étais là. Debout sur ses rochers, la tête haute, le sourire aux lèvres. Tu couvrais l’immensité bleue d’un regard plein de tendresse, d’affection, de douceur. Et l’idée que tu aimais cette mer qui m’effrayait tant s’imposa à moi. J’avais beau ne pas te connaître, j’ai tout de suite compris. Lorsque je m’approchai, tes yeux azur se posèrent sur moi, et ton sourire s’agrandit. Tu me demandas si mes doigts allaient mieux, je ne te répondis rien, et tu te contentas de ce silence. Tu pris ma main dans la tienne, et je remarquai immédiatement la différence qu’il y avait entre nos peaux. La mienne était claire, couvée par la météo peu généreuse de la capitale, tenue éloignée du soleil rayonnant de la plage qui, visiblement, n’avait jamais cessé de caresser ton corps. Sous mon regard éteint, tu t’assis sur l’un de ses rochers, et puisqu’il était dans mon habitude d’en faire de même, je m’assis à tes côtés.

Tu te mis à me parler du temps qu’il faisait, du tempérament des eaux, de ta mère qui avait pris le large pour chasser son rêve… Et moi je t’écoutais, silencieux, impassible, mais attentif. Le son de ta voix couvrait celui des vagues, couvrait les murmures du vent, couvrait l’appel du vide. Alors je continuais de t’écouter, observant avec une certaines attention les grands gestes accompagnant tes mots qui s’échappaient avec enthousiasme de tes lèvres roses. Tu me donnas ton nom, je ne le retins pas tout de suite. Tu me demandas le mien, et je te fixais avec incrédulité. Qui étais-tu, pour ainsi troubler mon quotidien, fouler cet endroit si spécial à notre jeunesse pas encore achevée, demander son nom à celui qui n’avait réussi à prononcer un mot depuis qu’elle était partie ?

Non vraiment, je ne comprenais pas. Je ne te comprenais pas. Et à en juger l’étrange lueur qui passa dans tes yeux lorsque tu te rendis compte que je ne te répondrais pas, tu ne me comprenais pas non plus. Comment aurais-tu pu ? Pourtant, cela ne te découragea pas, et tu continuas cette discussion, seul, plus ou moins. Tu me contas ta vie ici, comment tu passais chaque vacance dans un autre village non loin de là, mais que cette année faisait exception, et que c’était ainsi que tu m’avais découvert. Sur cette crique que tu avais pour habitude de visiter, et de trouver vide de présence humaine. Mais non, cet été, tu m’avais vu, et tu m’avais observé, pendant des heures. Parce que tu me trouvais triste. Sans trop savoir pourquoi. Tu m’expliquas difficilement qu’il y avait, dans le dessin de ma silhouette, la légèreté de mon être, l’expression de mes bras, une mélancolie certaine. Un étrange sentiment qui t’avait poussé à ne pas me quitter des yeux. Juste au cas où, avais-tu ajouté plus bas.

Sans que je ne comprenne pourquoi, tu me quittas en me promettant à nouveau de revenir demain. Et c’est ce que tu fis. Pendant des jours, des semaines, et ce, sans que je ne puisse jamais me résoudre à te fuir, ou te faire comprendre que je ne voulais pas de ta compagnie. Parce que je le savais bien, au fond de moi. Mon âme elle, semblait t’apprécier ; bien plus que mon regard qui s’assombrissait chaque fois que je te voyais t’étendre sur ses rochers, comme s’ils t’avaient un jour appartenus. Et quelque part, au fond de ton regard couleur ciel, j’apercevais comme un message, des mots qui s’adressaient au plus profond de mon existence. Tes yeux bleus, un peu comme les siens, s’accrochaient aux miens avec un certain art. C’était, je crois bien, le signe que, si elle ne pouvait plus être à mes côtés sur ses rochers, toi tu serais là désormais.

C’est en te quittant cet été que j’en pris conscience. C’est en espérant te retrouver que je compris ces mots.

L’année qui suivit, je me demandais si tu serais là. Je me demandais si ce que j’avais vu l’été dernier n’avait pas été qu’un fugace mirage, une rêverie cathartique, une hallucination désespérée. Des mois après avoir subi un quotidien creux, monotone, gris, à la ville qui n’avait plus rien de bon depuis son départ, l’impression de ta présence semblait être le seul remède à l’amer solitude qui se creusait en moi.

Et j’eus ma réponse lorsque, en rejoignant ses rochers, je te vis. Assis, les pieds jouant au-dessus des caresses de la mer, tes cheveux légèrement plus longs qu’auparavant tenant difficilement tête aux bourrasques du vent marin. Sans prononcer un mot, car ma voix s’était éteinte en même temps que la sienne, je vins m’assoir à tes côtés. Tu écarquillas les yeux à ma vue et t’empressas de t’exclamer. Tu me demandas des nouvelles sans que je ne t’en donne, me confias que depuis le départ de ta mère, tu étais contraint de passer toutes tes vacances ici, mais que cela ne te posait plus de problème depuis que tu avais fait ma rencontre. Tu m’avouas avoir craint ne jamais me revoir, mais que de toute évidence, cela n’avait plus d’importance désormais. Après quelques minutes, tu mis fin à ton discours, nous laissant flotter dans un silence apaisant. Etrangement, ce jour-là, le bruit des vagues me parut moins menaçant. Avec une légère crainte, j’osai un regard pour ces joueuses métamorphes. La mer semblait plus paisible, douce, accueillante. Et je me souvins de son sourire, alors qu’elle me tendait sa main pour m’encourager à laisser l’océan m’envelopper. Ses yeux souriants aux nuances semblables à celles de la mer m’avaient plus d’une fois inspiré cette confiance dont je manquais pour pouvoir supporter de sentir mon corps se faire engloutir.

Et tandis que moi, je me perdais dans des souvenirs douloureux, lointains et pourtant terriblement précis, toi, tu m’observais. Jusqu’à ce que tu te lèves. Incrédule, je ne fis que t’observer curieusement alors que tu enlevais ton haut. Je ne comprenais pas, jusqu’à ce que ta fine silhouette ne s’élance dans les airs avec fougue avant de s’échouer dans les profondeurs dans un fracas qui me tétanisa sur place. Inquiet, effrayé, confus, je me penchais en avant, tenant férocement les rochers entre mes doigts pour m’empêcher de tomber à mon tour. Mais lorsque je vis ton visage émerger d’entre les vagues, je compris. Ton sourire m’apprit silencieusement combien tu aimais cette mer, que pour rien au monde tu ne me laisserais continuer de la craindre, qu’elle était ce que tu avais de plus précieux, et qu’il te tenait désormais à cœur de me partager cette profonde tendresse. J’avais peu d’espoir ; tu en avais un nombre incalculable dans ton regard couleur ciel. Alors ce jour-là, je pris la décision de te faire confiance. À toi plus qu’à cette immensité bleue qui m’effrayait toujours. Mais en cette fin d’après-midi, toi et moi conclûmes un accord tacite. Car il y avait dans le dialogue de nos yeux une infinité de paroles qui jamais n’auraient su être exprimées par aucun mot.

Alors chaque jour, chaque semaine, chaque été qui suivirent cette journée, tu t’appliquas à me rassurer. À habituer mon âme aux tempéraments de la mer, à ses quelques caprices, mais surtout à ses douceurs. Tu me présentas les vagues, tes amies de longue date, tu m’appris à les apprivoiser, à différencier les rancunières des bienveillantes. Chaque jour, j’apprenais un peu plus à aimer les eaux, à me débarrasser de cette peur et de cette tristesse qui m’envahissait lorsque ses yeux m’apparaissaient dans le creux des remous marins. Car en même temps que tu m’enseignais cette paix aquatique, tu m’insufflais une paix intérieure. Un drapeau blanc à hisser sur le champ de bataille qu’était devenu mon cœur depuis qu’elle était partie. Une ode à l’amour, à l’acceptation, aux larmes que je pouvais enfin m’autoriser en ta présence. Une âme à laquelle me lier sans avoir peur de la perdre. Car les paroles dans tes yeux me le promettaient. Ce que nous avions, cette tendresse, cette amitié, cet amour sans borne, ne connaîtrait jamais de fin.

Et puis il y a eu cet été.

Un été qui me promettait un ciel plus bleu, une libération plus délicieuse, un bonheur plus vrai encore. Cet été, il y avait toi, les vagues de la mer que j’avais appris à aimer, ses rochers et tes rires mélodieux. Cette année-là, ses yeux s’étaient éloignés. Son sourire s’effaçait peu à peu entre les nuages de ma vie nouvelle, celle dont tu faisais partie. Et je t’ai confié en une étreinte à quel point je me sentais désormais léger, parce que toi et la mer m’aviez appris à la laisser partir, à supporter ce lien qui n’était plus, cette présence qui m’avait laissé seul. Et, émus, tu m’avais serré dans tes bras. Puis, nous sommes partis nager, parce que jouer avec les remous de l’océan était devenu notre façon à nous de communiquer, un langage nouveau que seuls nous parlaient et ne parleront jamais, une langue sans mot, sans paroles prolixes, sans discours faussé.
Le lendemain, sur ses rochers, tu me tendis un présent. Un carnet aux couleurs des profondeurs aquatiques. Je te demandai silencieusement pourquoi, tu me répondis par un haussement d’épaules.

— J’ai le sentiment qu’écrire te fera du bien.

Je ne compris pas tout de suite. Comment aurais-je pu ? Cette après-midi-là, nous ne partîmes pas nager. À la place, on se balada, visitant ce petit village en bord de mer que nous connaissions pourtant si bien, jusqu’à en découvrir de nouveaux secrets. Et cela me fit du bien. À toi aussi, je le vis à ton sourire franc, à la lueur de tes yeux, à l’entrain de tes pas. Nous étions invincibles. Sous le soleil d’été dont les rayons caressaient notre peau avec tendresse, il y avait dans notre démarche une fougue, des milliers de cris silencieux, de rêves éveillés. Lorsque le vent soufflait dans notre dos, nous étions déjà des âmes libres, sans attaches aucune, des vies qui voyaient au-delà du monde. Ce jour-là nous marchâmes jusqu’aux falaises qui bordaient la plage. Les brins d’herbes effleuraient mes chevilles avec une attention nouvelle, différente de celle des vagues, et cette étendue verte nous hissait au-dessus de tout. Nous étions ici des souverains d’un jour, car jamais nous ne quitterions notre royaume marin. Mais la vue était tout autre, charmante à sa façon, magique dans son infini azur, porteuse d’un millier de rires. Nous avions attendus la tombée de la nuit pour nous allonger et laisser la sombre verdure nous recouvrir. Bientôt, ce sont les étoiles qui nous surplombaient et nous illuminaient de leur suprême clarté. Ce soir-là tu m’as avoué aimer les étoiles, la sensation de protection qu’elles t’offraient, cette chaleur qu’elles te conviaient lorsque le reste de l’année, ni moi ni ta mère n’étions là pour te soutenir. Les étoiles gardent les secrets, m’avais-tu chuchoté. Et je t’avais mentalement répondu que moi, j’avais la chance d’avoir une étoile à mes côtés, et tu avais ri.

Le lendemain, je t’attendais sur ses rochers. J’attendais ta venue, tes cheveux d’argent qui voleraient au gré de tes mouvements effrénés, ta voix que tu ne manquerais pas d’élever à ma vue, ton sourire qui me rappellerait qu’aujourd’hui encore, nous étions deux. Mais tu ne vins pas. Toute la journée, mes yeux essayèrent de te trouver, en vain. C’est en rentrant, les pieds lourds et le visage orageux, qu’on m’apprit la nouvelle. Tu étais devenu une étoile. Je n’y cru pas une seconde. Je niai toutes les paroles qui se voulaient douces, les mains soi-disant rassurantes, les conseils vils. Au soleil couchant, je rejoignis notre plage, ton carnet dans les mains. Et l’évidence vint tendrement se poser sur mes épaules tandis qu’enfin, j’écrivais.

À toi qui m’as attendu sur ses rochers, à toi qui m’as soigné, à toi qui m’as aidé à dompter les vagues de la mer. Toi que l’océan m’a arraché, toi dont le rire n’est plus qu’un mirage dans les murmures du vent, toi dont les yeux ne sont désormais plus qu’un ciel sans nuages dans lequel je ne pourrais plus me perdre.

À toi, le garçon de la plage. Je te laisse mes mots. Puisse la mer te les apporter là où elle t’a emmené, loin de moi. Un jour, dans une autre vie, je pourrais te les dire, tu pourras les entendre.

 

Eve-Léa – Terminale Générale